Prologue :

Marche ou crève. Soit fort ou prépare toi à être détruit. Apprend à tromper, blesser, tuer pour survivre. Il n'y a que deux catégories de personnes sur cette terre; ceux qui dominent et ceux qui subissent. Le monde ne connait aucune justice, tout n'est qu'une question de pouvoir. Trouve un moyen de t'en accaparer, assez pour ne plus être qu'un pion sur l'échiquier mais bien le maître du jeu. Le destin qui m'attend ne m'amènera ni au bonheur, encore moins au salut. Je ne cherche aucune rédemption, je sais parfaitement où ira mon âme à l'heure du jugement. Mais j'en fais le serment : je les entrainerai tous en enfer avec moi.

Il y a des destinées qui se tracent dans le sang et dans les cris. Dans la perte et la rage. Des existences marquées dès le commencement par un sceau funeste qui ne cessera de coller à la peau. Xiao Liu, l’épouse de Genzo Nishimura était morte en donnant la vie. Un drame qui semble d’un autre temps et pourtant, cette infortune terrible s’était abattue sur l’oyabun du Nishimura-Kai qui se fit arracher à lui la seule personne qui avait pu lui inspirer autre chose que du mépris. Parce qu’il l’avait aimé, cette chinoise qu’il s’était résolu à épouser pour le bien de son clan et mettre un terme à des querelles qui auraient fini par réduire en cendre l’œuvre de son père, qui lui même avait pris soin de perpétuer l’héritage de son propre paternel. Le Nishimura-kai était une dynastie qui luttait dans la capitale nippone au milieu d’autres clans plus voraces les uns que les autres. Les alliances étaient alors nécessaires pour grandir, prospérer et éviter des bains de sang interminables. L’amour n’était pas une question, tout n’était qu’intérêts et stratégies.

Et pourtant. Pourtant, il avait fini par s’y attacher, à cette jeune femme si délicate, si discrète et entièrement dévouée. Mais ce rayon de lumière dans l’existence du mafieux s’était éteint brutalement, lui laissant sur les bras une fille inutile qui ne pourrait reprendre le flambeau. On ne fait pas vraiment dans le progressisme chez les yakuzas et certainement pas dans le clan Nishimura, fier garant de traditions ancestrales qui ne laissaient que peu de place aux femmes. Une enfant maudite sur les bras, Genzo aurait pu faire le choix de se remarier en espérant que la prochaine lui ponde au plus vite un héritier. Mais, superstitieux et paranoïaque, le parrain voyait en cette naissance funeste un message envoyé par les esprits les plus malfaisants. Le fils de son frère, Hideto, déjà un tempérament prometteur du haut de ses dix ans et éduqué dans la pure tradition familiale, était tout désigné pour prendre la relève et perpétuer l’héritage familial.

Et elle. Kyôka. Petite princesse mafieuse ou plutôt désignée renégate dès le berceau, inutile par son sexe et répugnante par le drame qu’elle représentait. Plus elle grandissait, plus ses traits rappelaient ceux de sa mère, une vision insupportable pour Genzo qui en refusait la vue. Et lorsque par malheur la petite se trouvait sous son champ de vision, pour peu que le saké soit venu -en vain- noyer le chagrin du parrain, les coups tombaient. L’enfant qui avait un temps désespérément cherché à attirer l’attention de son paternel avait appris à le fuir, à le craindre. Mais alors qu’elle grandissait dans la froideur et l’indifférence, son tempérament n’en était que plus intenable, petite sauvageonne qui voulait autant attirer l’attention que se faire oublier.




Les relations avec la famille de sa mère s’étaient détériorées. Néanmoins, la grand mère maternelle de Kyôka, qui habitait à Tokyo, gardait régulièrement l’enfant. Il fallait bien que quelqu’un tente de fournir un cadre et une éducation un peu plus structurée que ce que sa gouvernante tentait tant bien que mal de faire au domicile de l’oyabun. Sa grand mère était une femme austère mais passionnée par les arts et ce fut elle qui fit découvrir à l’enfant ce qui serait la future grande passion de son existence; la danse. Elle avait six ans lorsqu’elle découvrit le ballet avec des yeux émerveillés, sa grand-mère l’ayant emmené avec elle à une représentation du ballet national de Tokyo. Dès lors, la gamine n’en démordrait plus; un jour, elle en ferait partie. Un jour, ce serait elle sur scène. Au milieu, illuminée par les projecteurs, le centre de l’attention. La plus douée, la plus gracieuse, adulée et applaudie par la foule. Comme cette femme sous ces yeux qui semblait aussi légère qu’une plume, la danseuse vedette avait l’aura d’un ange tombé du ciel pour subjuguer les mortels. Toute cette beauté vint émerveiller l’enfant et faire scintiller son regard habituellement si terne. Un jour, elle serait comme cette femme.

Convaincre son paternel de l’inscrire dans une école de danse classique ne fut pas bien difficile. La danse la disciplinerait, assurait sa grand mère. Dès lors, Kyôka se donna corps et âme dans cet art qui lui apportait un échappatoire à sa famille, à ce monde viril et violent qui l’oppressait et ne lui offrait aucune place décente. Le monde de la danse classique est tout aussi rude et intransigeant mais il permet de créer de la beauté, d’être au service d’illusions qui donnent à l’existence humaine une tout autre dimension. Comme si l’art permettait de transcender notre condition; comme si l’art permettait à Kyôka de s’élever au dessus de cette jungle humaine qui ne vivait que pour la prédation et le pouvoir. Le contraste entre les deux mondes dans lesquels elle évoluait était brutal, pourtant les similitudes entre la danse et la mafia étaient nombreuses. Discipline, ordre et compétition acharnée; la fille de yakuza avait ça dans le sang. Elle travaillerait avec acharnement pour se hisser au plus haut et devenir un jour la nouvelle étoile du ballet de Tokyo.




Son adolescence fut mouvementée, la danse ne suffisant pas à lui imposer un cadre qui la préserverait de la violence. Elle se constitua un petit gang de filles dès le collège pour imposer le respect et éviter qu’on vienne lui chercher des ennuis, ce qui était inévitable avec des origines sociales aussi controversées que les siennes. On lui refusait de diriger un jour le clan ? Pourtant, cela coulait dans ses veines, tant elle avait une capacité naturelle à s’imposer et mener les autres, ne s’encombrant pas de remords lorsqu’il s’agissait d’inspirer la peur ou d’humilier ceux qui se mettaient au travers de son chemin. Se hisser au sommet semblait être autant un besoin viscéral qu’un réflexe instinctif. Les brimades de son père n’étaient plus aussi fréquentes, la jeune fille avait appris à l’éviter même si parfois, malgré la peur qu’il lui inspirait elle ne pouvait s’empêcher de vouloir lui tenir tête. Elle avait de quoi le regretter amèrement à chaque fois et pourtant, c’était plus fort qu’elle, ce besoin d'insoumission n’étant que l’expression de cette fierté farouche, cet ego puissant qui refusait l'annihilation.

Ils étaient nombreux, ceux qui voulaient la briser. La danseuse se faisait un peu trop remarquer et avait tendance à refuser de baisser les yeux face à bien plus dangereux qu’elle. Au fond, une attitude différente aurait-elle changé quoi que ce soit ? La docilité féminine n’évite pas à la domination des hommes de s’abattre durement. Ainsi, sa découverte de la sexualité fut à l’image de ce qu’elle avait toujours connu; brutale, froide, mais aussi des plus humiliante. Elle avait quatorze ans lorsqu’une bande de voyous abusèrent d’elle. De jeunes hommes membre d’un gang qui n’avaient que faire de son nom; ce n’était pas comme si son père ou d’autres membres de sa famille allait lancer une vendetta pour lui faire justice, bien que son cousin Hideto la surveillait toujours un peu, de loin. Mais après une telle humiliation, il est préférable de garder les choses pour soi. A qui en parler ? Comment décrire de tels actes qui vous broient de l’intérieur, qui vous nient profondément en tant qu’humain, vous ramenant à un simple amas de chairs et d’orifices tout justes bons à être utilisés et abusés. Comment poser des mots sur l’indicible et l’immondice ?

Au lieu de cela, Kyôka grave les visages dans son esprit. Retrouve chaque nom. Les note dans ce carnet qui lui sert d’exutoire, sorte de Death Note où chaque ennemi est inscrit, puis rayé le jour où sa vengeance s'est abattue d’une façon ou d’une autre. Elle laisse la douleur et la haine nourrir une fierté qu’il faut bien reconstruire après un tel évènement.




Trois ans plus tard, elle le rencontre. Lui. C’est un haut gradé du clan auquel appartenait sa mère. Il a la trentaine passée, il est imposant, froid, calme. Le regard indéchiffrable, des traits fins et aiguisés, l’assurance de ceux qui ont bien plus d’hommes sous leurs ordres que de supérieurs à qui répondre de leurs actes. Le chinois a croisé un jour le regard de la toute jeune femme dans un de ces bars mal fréquenté pas franchement regardant sur l’âge des demoiselles qui pouvaient y trainer. Puis il a commencé à venir la voir, à la sortie du lycée ou de l’école de danse. Ensuite il a commencé à la séduire, jusqu'à la faire sienne une première fois. Dès lors, aucun retour en arrière ne lui serait possible.

Il l'entraina dans un engrenage fait de plaisirs obscurs et contradictoires, la modelant selon ses désirs, domptant la jeune panthère sauvage pour la rendre docile, à sa merci, complètement à ses pieds, subjuguée et fascinée à la fois par cet homme qui lui apportait tout ce qu’elle n’avait jamais osé espérer. Une emprise qui devenait de plus en plus destructrice, alors que les jeux BDSM auxquels il l’initiait devenaient toujours plus intenses, leur relation ne se contentait plus de flirter avec l’abus; Kyôka se perdait complètement. Sa possessivité était maladive, il n’avait jamais assez de pouvoir sur elle et devenait fou dès qu’il sentait ce dernier s’amoindrir. Désespérément amoureuse, elle se laissait anéantir pour se repaître de la moindre de ses attentions, aveuglée par ce besoin d’exister à travers ses yeux, cette illusion d’amour dont il la noyait pour ensuite l’en priver et la rendre toujours plus dépendante de lui. Une obsession réciproque et délétère.

Mais le mafieux n’était pas un homme qu’on pouvait quitter et de par son statut, la jeune nippone le savait; elle n’avait aucun échappatoire. Les choses ne cessèrent de s’aggraver et au bout de deux ans, la danseuse le sentait; il finirait par la tuer. Concilier leur relation avec sa carrière au ballet national de Tokyo devenait aussi de plus en plus compliqué, physiquement, c’était à peine tenable, et il lui reprochait souvent de le délaisser au profit de ses entraînements.

Peu à peu, l’amante éperdue et soumise cherchait à retrouver celle qu’elle était avant leur rencontre. Il perdait de son emprise et elle, ne pouvait s’empêcher de le défier malgré les conséquences. Quelque chose au fond d’elle criait et luttait pour sa survie. Cela faisait un moment déjà que sa confiance s’était fissurée et que la peur durant leurs jeux devenait profonde, viscérale, tant il n’était souvent plus vraiment maître de lui même, tant sa rage était bien trop réelle et trop peu contenue. Il n’écoutait plus aucun de ses signaux de détresse, la poussait toujours plus loin, trop loin. Qu’elle termine lacérée au sang, qu’elle finisse inconsciente, qu'elle soit noyée, électrifiée, humiliée. Il n’avait plus aucune limite.

En particulier ce soir là, où alors qu’elle avait à présent dix neuf ans, elle crut qu’il allait la tuer. Elle avait bien songé y rester. Elle ne saurait dire ce qui avait été la goutte de trop, mais cette nuit là, aux côtés de celui qui était autant son amant que son bourreau, elle ne put trouver le sommeil. Ainsi, tel un automate, elle s’était levée sans réfléchir à ce qu’elle allait faire, agissant comme guidée par une force extérieure. Alors qu’il dormait profondément, elle s’était emparée d’une de ses dagues le plus tranchantes et après un court instant à demeurer pétrifiée face à celui qu’elle avait aimé et qui dormait paisiblement, elle lui assena un premier coup dans le thorax. Et tandis qu’il se réveillait en hurlant, elle continua frénétiquement pour être certaine de l’achever avant qu’il ne puisse répliquer d’une quelconque façon. Alors que le sang se mettait à jaillir et maculer sa peau laiteuse, Kyôka était bloquée dans sa transe sanguinaire, s’arrêtant après une vingtaine de coups, épuisée.

Ce soir là, elle avait franchi la ligne. Le goût du sang s’était déposé sur ses lèvres, le pouvoir d’ôter la vie avait empli son cœur du plus perfide poison. Elle le savait désormais; plus aucunes limites ne viendrait la restreindre. Elle était capable de tout.. et surtout du pire.

Mais la situation était plus que périlleuse pour elle. Dans cette chambre d'hôtel, elle se trouvait désormais avec le cadavre d’un criminel dont le clan, malgré quelques accointances familiales ne lui ferait aucun cadeau, sans même parler de la police. Dans la panique, elle songea à demander de l’aide à son cousin Hideto, seul membre de sa famille qui ne l’avait jamais traité avec dédain et avait déjà par le passé pu couvrir ses arrières.

Il se chargea de régler le problème. Des nettoyeurs efficaces capables d’agir dans les circonstances les plus précaires, ce n’était pas ce qui lui manquait. Avait-il agi par élan de solidarité envers sa cousine ? Il fallait surtout absolument éviter un scandale qui entraînerait de lourdes représailles et la fin officielle de l’alliance entre les chinois et le Nishimura-kai, qui bien que fragilisée depuis déjà longtemps par la mort de Xiao Liu permettait aux deux clans de garder une certaine volonté de non agression réciproque.




Libérée de l’emprise de Tao, Kyôka avait pu s’investir pleinement dans son art sans qu’aucune distraction ne vienne l’éloigner de son objectif; se hisser jusqu’au rang d’étoile. A vingt et un an, la ballerine était l’une des danseuses les plus prometteuses, ses rêves de gloire étaient plus que réalistes vu sa progression que rien ne semblait pouvoir arrêter.

Hélas un événement vint subitement mettre un terme à sa carrière et ce rêve qui l’animait depuis l’enfance. Ce fut un soir de gala, où les ballerines les plus en vogue paradaient pour attirer les plus généreux mécènes. Alors qu’elle montait les marches du théâtre national, un coup de feu retentit, créant un mouvement de panique autour de la jeune femme qui s’écroula alors sous des cris hystériques.

La balle s’était logée dans son épaule. Tir manqué ou non, le résultat était le même. L’affaire fut grand bruit, et on découvrit rapidement que Kyôka avait été au centre d’un règlement de compte entre sa famille et un clan rival. Des histoires de yakuza ne pouvaient venir entacher la réputation d’une institution comme le ballet national et pour éviter tout scandale supplémentaire, la ballerine fut purement et simplement renvoyée. Son nom à jamais sali dans l'univers impitoyable de la danse classique, tenter sa chance à l’étranger était peine perdue. Celle qui avait tenté de s’extirper du monde de la mafia venait d’être brutalement rattrapée par ses racines.

Naitre fille de yakuza, c'est vivre en étant à jamais marquée au fer rouge.

Il fallu se réinventer. Kyôka fut recrutée par un des établissements nocturnes les plus réputées de la ville, un cabaret moderne qui mettait des moyens démesurés dans la qualité de ses représentations pour satisfaire une clientèle huppée et exigeante. Las bas, la ballerine dû s’adapter, érotiser ses prestations, mêler l’art à la séduction. S’élever dans ce lieu et devenir la prochaine danseuse vedette devint sa nouvelle quête et rien ne pourrait venir se mettre au travers de sa route. Elle s’ouvrit à de nombreux style de danse, bien que son passif de ballerine lui conférait une technicité et une précision qui la faisait naturellement sortir du lot. Gagner en sensualité ne lui fut pas bien difficile, cet univers avait même quelque chose de libérateur, lui permettant de laisser s’exprimer tous les pans versatiles et hauts en couleur de son tempérament enflammé.

Ce fut à cette époque qu’elle se rapprocha véritablement d’Hideto. Tandis qu’elle basculait définitivement du côté du cygne noir, happé par un monde de la nuit fait d’ivresses et d’excès, laissant l’amertume de son destin brisé la consumer, le mafieux y vit l'opportunité d'utiliser cette vulnérabilité à son avantage. La jeune femme avait un potentiel redoutable qu'il pourrait désormais utiliser.  Il avait déjà été témoin de ce dont elle pouvait être capable car peu de personnes, mêmes acculées, étant en mesure d'ôter la vie. Ajouté à cela le fait qu'elle était en train de se faire une place dans le monde de la nuit tokyoïte, il n'avait plus qu'à affûter l’arme qu’elle pourrait devenir.

Puisque ses racines lui collaient à la peau, Kyôka laissa ses dernières l’emprisonner définitivement et devint secrètement la disciple puis l’arme secrète de son cousin. Ce dernier exploita le besoin refoulé de reconnaissance de la jeune femme et la forma pour qu’elle puisse devenir une espionne et liquidatrice redoutable, au service informel du clan. Seul lui avait connaissance de ses agissements, ainsi elle n’en demeurait que plus discrète et les hommes qu’elle pouvait être amenée à fréquenter ne se méfiaient pas d’elle. Au début, il s’agissait surtout de se servir de sa renommée au cabaret pour passer du temps avec certains hommes et obtenir subtilement quelques informations. Puis les missions devinrent plus risquées, elle devait se servir de sa proximité avec certains pour les éliminer dans un moment de faiblesse et d’intimité. Ce fut aussi à cette époque qu'elle honora une vieille promesse qu'elle s'était faite et retrouva tout ceux qui avaient abusé d'elle quand elle avait quatorze ans, les éliminant un à un.




Mais les choses allaient rapidement dégénérer et Kyôka allait finir par tourner le dos à sa famille pour de bon. Il ne manquait au fond pas grand chose pour la faire définitivement basculer, Hideto étant le dernier rempart face à cette rancœur déjà lourdement présente dans son cœur.  

Il lui avait promis; jamais elle n’aurait à coucher avec qui que ce soit pour répondre à ses ordres. Mais il y eu cette fois, cette première fois où la situation dégénéra. L’homme dont elle devait se rapprocher se montra bien plus entreprenant qu’elle ne l’avait anticipé et la viola. Folle de rage contre son cousin, sa réaction glaciale marqua un tournant profond dans son esprit;  ce n'étaient que “les risques du métier", elle devait s’endurcir, c’était à elle d’éviter de se retrouver en pareille posture.

A vingt trois ans, Kyôka comprit à quel point son cousin ne valait pas mieux que tous les autres membres de sa famille, l’utilisant seulement sans la moindre considération à son égard. Il s’était uniquement servi de sa faiblesse pour mieux la manipuler et lui donner l’illusion qu’elle pouvait compter, avoir un rôle à jouer, obtenir la reconnaissance qu’elle cherchait désespérément.

Elle vécu cela comme une trahison des plus perfide et puisqu’il avait voulu l’utiliser; elle n’aurait aucun scrupules à l’utiliser et le tromper à son tour. Ce fut à cette époque qu’elle se fit tatouer le dos, d’un imposant irezumi (tatouage traditionnel habituellement arboré par les yakuzas) représentant un dragon rouge à cinq griffes, symbole réservé à l’empereur, représentation de son orgueil et de sa volonté de s’élever au delà de la condition qu’on souhaitait lui imposer... mais un moyen supplémentaire de feindre son allégeance totale, bien qu'informelle, à sa famille.

Le sang qui coulait dans ses veines était définitivement vicié; ainsi elle allait embrasser pleinement cette noirceur pour obtenir réparation. Ce clan lui avait tout pris, cette famille la tirait sans cesse vers le bas. Quitte à sombrer; elle allait tous les entraîner dans sa chute avec elle.

Alors ainsi, comme Hideto lui avait demandé, elle ne cessa de s’endurcir. S’il fallait parfois en venir à donner son corps pour aller au bout de ses missions, elle n’hésiterait plus. Son cousin pouvait compter sur elle et il avait fini par lui faire entièrement confiance, se laissant berner par la loyauté de façade qu’elle lui affichait. Prête à tout pour le rendre complètement crédule, elle s’était même offerte à lui à plusieurs reprises, jouant de ses fragilités plus ou moins feintes pour le séduire et lui faire baisser sa garde. Ainsi, tandis qu’elle lui rendait régulièrement des services pour le bien du clan, elle obtenait en même temps de nombreuses informations qu’elle pouvait revendre aux rivaux du clan. Un double jeu extrêmement dangereux dans lequel elle n’avait aucun réel allié, mais les tuyaux qu’elle pouvait refiler étaient tellement précieux qu’on prenait le risque de travailler avec elle. Elle avait parfaitement conscience qu’elle ne pourrait compter que sur elle même en cas de problème, personne ne viendrait couvrir ses arrières.

Mais cela n’avait pas d’importance; sa soif de vengeance et de destruction envers sa famille n’avait plus aucune limite. Tous les coups qu’elle pouvait leur porter valaient les risques qu’elle prenait. Elle finirait par les faire tomber, par porter le coup qui serait fatal au clan. Cette vie risquée devenait addictive, le goût du danger, l’adrénaline l’avait depuis longtemps contaminé pour devenir sa drogue favorite. Durant cinq ans, sa vie fut rythmée par les nuits au cabaret dans lequel elle était devenue reine, étoile sulfureuse qui ne laissait à personne la velléité de s’approprier son trône, ainsi que par les régulières missions plus ou moins meurtrières d’Hideto. Kyôka était efficace et discrète, mais elle avait aussi véritablement pris goût à ce pouvoir sur autrui et d’ailleurs elle exprimait cette soif de domination de bien des manières sur les hommes qu’elle était amenée à devoir séduire ou à éliminer. Elle avait finit par se lier étroitement avec les plus grands rivaux de sa famille, tout en sachant pertinemment qu’elle pourrait bien un jour s’en prendre à l’un d’entre eux si son cousin lui demandait.

Elle n’avait de loyauté pour personne, uniquement guidée par sa quête démesurée de destruction. Voir le monde s’embraser sous ses yeux était devenu son fantasme ultime; tous ces hommes n’étaient plus que des pantins entre ses doigts qu’elle manipulait pour qu’ils s'entre dévorent.




Elle s’en était remarquablement bien sortie, pour passer sous le feu des radars durant toutes ces années et il fallait bien avouer que la situation du Nishimura-kai n’avait jamais était aussi incertaine. Hélas comme l'on pouvait l'anticiper, son cousin avait fini par lever le voile sur ce qu’elle faisait dans son dos. Depuis quelque temps déjà il avait commencé à avoir des soupçons, des petits détails qui avait réveillé son instinct et l’avaient poussé à la mettre sous la plus haute surveillance, jusqu’à ce que l’évidence la plus flagrante lui soit rapportée.

On aurait pu imaginer qu’elle se serait faite simplement et froidement éliminer après un tel niveau de trahison. Mais Hideto fit un tout autre pari, sans doute risqué mais la situation si précaire du clan l’obligeait à prendre cette décision qui pourrait sauver l’avenir du Nishimura-kai.

Hideto avait découvert que Kyôka collaborait avec le Yana-Sû, leur principal rival. Il avait aussi connaissance du Seven Sidh, l’île ayant récemment ouvert à la pègre, dans le milieu tout le monde avait eu vent de ce lieu hors du commun, un projet immense qui rassemblait différentes mafias à travers le monde. Alors en temps que bras droit du père de Kyôka, il proposa un marché aux dirigeants du clan sino-japonais ; établir un pacte de non agression en l’échange de sa cousine qui serait une recrue de choix pour le Seven Sidh. Plutôt que de la tuer, elle pourrait ainsi lui servir à mettre fin aux querelles entre les deux clans, le Nishimura-kai étant en bien moins bonne posture que le Yana-Sû qui finirait par les engloutir. Hideto se garda bien d’en informer en amont son oyabun, sachant pertinemment que ce dernier éliminerait sa progéniture dans un élan de rage qui l’empêcherait de réfléchir de façon stratégique.

La traîtresse n’avait que deux options; se résigner ou mourir, à seulement vingt huit ans. On ne lui révéla pas avec exactitude ce qui serait attendu d’elle là bas, lui assurant simplement qu’elle y serait une artiste de haut rang. Loin d’être naïve, la fille de yakuza savait bien qu’avec ces hommes, il y avait toujours un piège quelque part. Mais piégée; elle l’était déjà. Complètement acculée par la situation, elle se raccrocha à cette idée qu’un tel marché ne pourrait faire d’elle qu’une simple prostituée. Kyôka connaissait suffisamment le marché du trafic humain et de la prostitution pour savoir qu’on n’allait pas jusqu’à faire de tels accords entre clans juste pour une prostituée. Il devait bien y avoir un peu de vrai dans ce qui lui était présenté; elle était une artiste reconnue à Tokyo et à vrai dire son rayonnement dépassait largement la capitale nippone, son aura particulière et sa capacité à varier les styles avec la précision de la ballerine qu’elle avait été faisaient d’elle une artiste unique et dont la valeur dépassait de loin ses capacités plus charnelles.

Alors, entre mourir ou continuer de vivre pour l’art, elle fit son choix et se montra aussi coopérative qu’elle devait l’être pour convaincre ceux qui détenaient à présent son sort entre leurs mains. Les choses se gâtèrent néanmoins lorsqu’une fois sur l’île, on finit par lui révéler l’entièreté de ce qui serait attendu d’elle. Si cela n’était au fond pas véritablement une surprise, elle ne put retenir son impétuosité qui ressurgit dans la plus grande véhémence, ce qui lui valu de se faire mater sévèrement par un gardien un peu trop zélé qui cru pertinent de violer la tigresse asiatique, devant se montrer particulièrement brutal vu les résistances qu’elle opposa, la laissant dans un état pitoyable.

Ce fut à ce moment qu’un nouvel homme entra dans la vie de Kyôka. Un homme qui n’hésita pas à tuer ce rebus qui avait commis une faute impardonnable en s’en prenant à une nouvelle Geiko plus que prometteuse. Un homme à qui l’on avait confié la délicate tâche d’apprivoiser la nippone pour qu’elle accepte sa condition et révèle en ces lieux tout le potentiel que Fujin avait vu en elle malgré une situation plus que particulière de recrutement.

C’est avant tout grâce au respect qu’il lui témoigna malgré sa condition actuelle, que celui qui se faisait appeler Anshar parvint à calmer un tant soit peu la rage de la japonaise. Cette dernière, semblant accepter son sort, entreprit alors de faire ce qu’elle avait toujours fait : s’élever, encore et toujours pour se hisser au sommet. Accepter de jouer le jeu pour le tirer à son avantage. S’attirer les bonnes grâces de ceux qui pourraient un jour lui être utiles. Et qui sait .. un jour peut être, elle serait à nouveau en mesure de faire tomber son père et son cousin. Tant qu’elle vivrait, elle n’abandonnerait pas. Tant qu’elle vivrait, le spectre de la Vengeance planerait au dessus de ses ennemis.

S'approprier le pseudonyme de Nemesis lui apparu comme une évidence, vengeuse divine porteuse des fantasmes et rumeurs les plus sombres. En deux ans, elle apprit à s'adapter afin de se faire une place de choix parmi les Geiko, même s'il lui demeure encore bien difficile de plier complètement. Elle s'efforce de compenser ces quelques écarts de conduite par un sérieux irréprochable dans la pratique de son art et une popularité qui ne cesse de croître parmi la clientèle. Après tout .. on ne peut mettre un fauve en cage et se plaindre qu'il puisse parfois tenter de mordre, n'est ce pas ?